mnémociné
Ce fut une époque de grand refoulement. L'ère victorienne exprima, plus que de nombreuses autres périodes de l'histoire, une volonté de taire ce dont on ne voulait parler. Ainsi, dans le film comme dans le livre posthume d'Edward Forster (1879-1970), ce professeur de grec tient-il à demeurer muet sur l'abominable "vice des grecs". Le talent du réalisateur James Ivory, un américain plus "british" que nature, n'est plus à démontrer. Sur le fond, peut-être plus didactique qu'à l'ordinaire, il fait ressortir le climat d'étouffement, de négation de soi, qui n'empêche pas le désir de naître mais le menace d'une mort bien rapide. On se souvient de cette scène pathétique de l'arrestation du jeune aristocrate piégé par un policeman. Nous sommes peu de temps après le procès retentissant d'Oscar Wilde. Les actes de "grave indécence" étaient passibles de deux ans de prison et couverts d'une opprobre tout aussi redoutable. Le Président du Tribunal qui condamna le cher Oscar estimait d'ailleurs en effet que pour de tels actes la peine prévue par la loi n'était pas suffisante.
Le premier attrait du film tient non seulement à cette réalisation soignée et proprement succulente, qu'on déguste comme un cake ou un pudding à l'heure du thé, mais aussi à cette dialectique subtile de négation de soi, malgré les assauts du sentiment et les poussées du désir (ainsi lorsque Maurice se sent troublé à la vue de la nudité suggestive d'un homme sous la douche) et de découverte, en définitive acceptée, au moins de la part de Maurice, de ce qui continue pourtant à faire peur et à susciter la honte. Cette dialectique, très fine, située bien entendu dans le contexte, m'a d'autant plus fasciné que les destinées des personnages, leur évolution intérieure, s'opposent. Clive d'emblée plus entreprenant, le regard sensuel, le geste calin, se recroqueville de plus en plus sur une existence plus confortable, conformiste et frileuse. La carrière l'emporte sur l'aventure. A la fin du film, d'ailleurs, le beau Clive, le visage fatigué et comme vieilli par cette moustache de père tranquille de la bourgeoisie gladstonienne, ferme les volets. Il s'est protégé de la vie et des risques souvent inévitables. Son sommeil protecteur prend des airs de caveau. Après tout, les anciens et les médiévaux, les modernes même parfois, voyaient dans le sommeil l'antichambre intermittente d'un éternel repos. Maurice, au contraire, d'une beauté d'abord un peu terne, paraît éclore comme une fleur d'arrière-saison.
Certains passages sont vraiment drôles. Ainsi, cette visite médicale sans fruit chez un médecin de campagne amical et fruste. Ou encore, cette séance de psychothérapie avec un excellent Ben Kingsley (l'acteur qui incarna, entre autres, Gandhi).
Maurice découvre l'amour physique et l'intensité du sentiment grâce au formidable culot d'un garçon du peuple, joué par Rupert Graves. Ce garçon sans manière, inculte et spontané, enseigne à l'artiste raffiné, studieux et doté d'un grand sens de l'entregent ce que les livres murmurent et ce que l'art exalte. Je sais gré à Dominique Fernandez dans son "rapt de Ganymède" d'avoir insisté sur l'effeuillage progressif qui s'accomplit dans le film et qui n'a rien de fortuit ni de simplement complaisant. Clive apparait nu de derrière seulement un bref instant, et dans une posture de gêne pudique. Maurice et Alec seront nus, intégralement, à la fin du film après une nuit d'amour. Cette libération du corps ainsi attestée offre comme une réponse bien sensible à la grande peur de la chair enfin surmontée.
Ce film m'a fait penser au génie de Sisley, celui qui sait dépeindre mais suscite surtout en nous une impression qui dure bien au-delà du temps d'une projection (un peu long, car le film pêche peut-être par une certaine langueur). Comme la saveur amère et douce, tendre et forte, d'une liqueur rare.
Un film de James Ivory (1987) d'après une nouvelle d'E.M. FORSTER. Avec Hugh GRANT, James WILBY, Rupert GRAVES, Ben KINGSLEY...
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