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Lorsque j'avais vingt ans, ma mère me céda sa vieille R6 rouge. Sur la route, je ne pouvais m'empêcher de remarquer les nombreuses R6 de cette couleur. Parfois, de loin, une simple tache plus ou moins rouge se détachant de la grisaille du bitume me faisait croire, bien à tort, qu'il s'agissait de la même voiture que de la mienne.

Aujourd'hui, dans le métro aussi, ou le long du boulevard Saint Michel, un regard sensuel un peu fuyant, une taille basse un peu provocante, une démarche vaguement chaloupée, une pointe capillaire sensuellement dressée me voient pour le moins empressé de répondre au moindre indice par un espoir trop spontané de rencontrer, sinon une âme soeur, du moins un corps frère. Ou tout simplement d'échanger un clin d'oeil tacite : déjà un échange.

En fait, avec le temps, j'ai fini par me résigner à l'hétérosexualité de mes idoles et des mes stars, renonçant à ce rêve si séduisant d'annexer ceux que je croisais au Panthéon de Ganymède. Non, tous les beaux garçons ne sont pas gays; entre nous, cela n'empêche pas d'espérer qu'ils puissent le devenir, et ne nous prive en rien du plaisir de contempler une promesse qui jamais ne sera tenue.

Adolescent, j'aurais allègrement complété le dictionnaire non écrit des pédés par une cohorte armée d'êtres désirés. Aujourd'hui, le souci d'une rigueur historienne plus incontestable me détourne des récupérations hasardeuses.

J'aime provoquer, et je vais donc suggérer ici une autre façon pour moi de me sentir en famille, apparemment loin de ma chapelle. Il doit bien y avoir une façon d'être gay sans l'être. Cette confusion des identités et des genres me séduit. J'ai d'ailleurs toujours savouré davantage un délicieux parfum d'homoérotisme loin des étalages très explicites. Dorian Gray plutôt que Teleny.

Revenons à mon idée à partir d'un film récent : Little Miss Sunshine. Rien de très gay en apparence. Certes, l'un des personnages se remet assez mal d'un rateau douloureux et injuste. Un magazine à la couverture émoustillante laisse deviner des anatomies enchanteresses. Pas forcément de mon goût d'ailleurs. Pourtant, ce très beau film, qui m'a sincèrement diverti et fait du bien, place surtout à l'avant-place une petite fille, dans tout le charme de son innocence. Les nuits fauves sont oubliées. Plutôt Nicolas et Pimprenelle.

Au risque de surprendre, j'y vois vraiment un film gay. Déjà par ce sens constant de l'autodérision qui traverse le film. Ensuite et surtout par le message de libération et d'indifférence à l'égard des normes et des règlements, des préjugés et des codes. Sus à la pensée "straight". Les conformismes et les programmes préétablis sont renvoyés aux calendes grecques. Nous ne suivrons pas les rails; à l'aventure, notre véhicule fatigué et incertain se laissera pousser par la fantaisie et le désir.

Michel Foucault écrivait naguère qu'il préconisait de "s'acharner à devenir gay". Non pas à changer d'orientation sexuelle, mais à voir la vie autrement. A porter un autre regard. Le scénario n'est pas encore écrit et personne ne nous l'imposera. Ce qui n'empêche nullement, au contraire, de s'émerveiller et de faire de belles rencontres.

Enfin, ce serait une erreur, selon moi, de se polariser exclusivement sur la consommation des corps. Freud déjà voyait en l'homosexualité une forme particulière de sensibilité, une spécificité affective. Etre gay, de manière analogue, pourrait bien signifier une façon de vivre, de célébrer la vie, d'oser être ce que l'on est (comme cette enfant), de se lancer sur la piste de danse et d'entraîner les autres avec nous. Sans forcément des arrières-pensées que l'on devine. Une certaine obligation d'être "sexe", "hot" et "hard" me semble aussi insupportable que le moralisme d'antan.

J'avoue avoir adoré cette scène amusante, délirante, de notre héroïne bousculant tous les codes et toutes les règles d'un concours stéréotypé. Et adoré encore plus ce père, se gargarisant de recettes psychologiques à deux balles, et finalement gagné par la vie et qui se met à danser avec sa fille se moquant en toute liberté du jugement des autres.

Non, je ne dirai rien de plus sur l'histoire. Le tragique et le burlesque s'y enlacent. Force des contrastes. Allez donc voir le film. Et, gays ou pas, devenez gais. J'aime citer ce mot d'un grand acteur d'autrefois, Louis Jouvet — pas très gai, et pas du tout gay, malgré sa jupe d'évêque libidineux dans Drôle de drame — : "il faut jouer léger, pour avoir du poids".