mnémociné
Nous avons souvent la mémoire courte. La reconnaissance sociale de l'homosexualité nous semble presque irréversible. En réalité, elle constitue, pour une large part, une relative nouveauté, au moins à notre époque moderne et contemporaine, malgré des parenthèses enchantées et des oasis enchanteurs. Dans un passé qui n'est pas si lointain, non seulement nous n'avions aucun droit, aucune reconnaissance, mais ne pouvions vivre et aimer à visage découvert. Les législations en vigueur nous faisaient encourir tracas et parfois peines judiciaires. Tel était le cas en Angleterre jusqu'en 1967. La loi en vigueur était celle-là même qui servit à condamner Oscar Wilde à deux ans de travaux forcés. Une personne en vue risquait gros. Pour éviter la prison, le déshonneur, la déchéance sociale, elle devait se résigner très souvent à verser des sommes considérables à des maîtres chanteurs. Certains de nos semblables finirent sur la paille, sans pouvoir évidemment révéler la cause de leur ruine.
Dans ce contexte, en 1961, le réalisateur Basil Dearden a eu le courage, avec l'acteur Dirk Bogarde, de courir des risques en dénonçant une législation inhumaine et en mettant en évidence par l'image et les dialogues, très réussis, les scandaleux dommages collatéraux ainsi suscités.
Dirk Bogarde y incarne un avocat fort élégant et très en vue, bien marié d'ailleurs. Son corps et son coeur le conduisent pourtant à d'autres intensités et à des étreintes plus masculines. Il choisira de sortir du mensonge à lui-même et de l'inauthenticité, lesquels finissent par détruire. Ce gain de liberté et de vérité sera monnayé au prix fort. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme d'un long chemin que cet avocat, attaché au prestige et à la respectabilité, ébranlé sur ses bases par le suicide d'un jeune amant qui préféra, par amour, le sacrifice de sa vie à la trahison de celui qu'il aimait, osa enfin se dire à lui-même qui il était vraiment.
L'une des qualités de ce film très touchant tient au message moral. La honte et la dissimulation, pour compréhensibles et naturelles qu'elles soient lorsque s'exerce une telle pression, finissent par miner et détruire qui se tient à une telle posture. Je trouve encore plus dévastatrice, sans doute, cette attitude incarnée dans ce film par Dennis Price (excellent acteur britannique connu pour son interprétation de l'héritier tueur en série de Noblesse oblige) du reniement de soi-même. La haine de cet homosexuel contrarié, se refusant d'accepter sa nature profonde, se manifeste au travers de qui lui renvoie sa propre image, comme en un miroir, en l'occurrence une "folle" dans le film, une "coiffeuse" d'ailleurs, dans les deux sens du mot.
Le beau visage de Dirk Bogarde, empreint de grâce féline et de noble sensualité retenue, confère au héros une stature de modèle. Pour saisir toute la portée du film, je le répète, il importe de bien se reporter en esprit à une époque révolue. Nous ne pouvons certes ignorer ou mésestimer la possibilité toujours récurrent, bien que fort peu probable, d'un retour en arrière, d'une moindre acceptation des différences légitimes. Je ne veux pas jouer aux "Cassandre", hélas aujourd'hui souvent de saison, mais l'intolérance peut hélas toujours resurgir et nous étouffer. En ce sens, le témoignage historique entretient notre vigilance.
Un autre aspect mérite d'être relevé. La cruauté cynique de ceux qui tirent toujours profit d'une situation, y compris parfois les intéressés eux-mêmes. Nos abdications complices, nos connivences frileuses favorisent des situations odieuses et inextricables. Un réseau s'était constitué, fort juteux (financièrement parlant !). Il n'aurait pu fonctionner sans la complicité affligeante de gays eux-mêmes.
J'ai voulu consacrer cette première évocation d'un film déjà ancien à une oeuvre qui m'avait personnellement marqué. On n'a jamais fini de se libérer du regard des autres, et surtout pas du sien !
Victim, un film de Basil Dearden (1961) ; scénario : Janet Green et John McCormick ; musique : Philip Green ; distribution : Dirk Bogarde, Sylvia Syms, Dennis Price, Anthony Nicholls, Peter Copley, Norman Bird, Peter McEnery, Donald Churchill, John Barrie.
Commentaires :
Re:
je suis d'accord avec tyloo pour regretter que la reconnaissance de nos amours soit encore si imparfaite, si fragile...
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tyloo
Très cher Dominivi, merci pour cet article , qui a déjà pour mérite premier de sortir le film de nombreuses années de sommeil critique, et donc, de nous le faire connaître. Tes lignes me donnent envie de le visionner très rapidement.
Mais quant à tes commentaires, je voulais faire la remarque suivante: oui aujourd'hui nous (les gays) avons acquis des droits, et une reconnaissance (légale et, pour partie, de l'opinion publique), mais il est faux de dire que nous pouvons "vivre et aimer en liberté". Car les risques d'une homophobie plus souterraine et moins affichée (puisque devenue pour l'heure politiquement incorrecte) demeurent. Voir les nombreuses agressions récentes. Et puis le mépris dont nous souffrons de la part de certaines communautés en banlieue notamment.
Qui ose aujourd'hui encore se promener main dans la main avec son compagnon, ou l'embrasser en public, comme le font sans y penser les hétéros? Peu de monde. Alors quelle liberté d'aimer? Non? Tchao! tyloo